Une année culturelle en Haïti sur fond de troubles sociopolitiques et de coronavirus

L’année culturelle 2020 s’ouvre en fanfare avec le Festival international de jazz de Port-au-Prince (Papjazz). Du 18 au 25 janvier, les jazzophiles savourent les meilleures scènes du monde: la grande Ranee Lee du Canada. Cette saxophoniste, batteuse et compositrice soulève l’hôtel Karibe en lever de rideau.

On se souviendra longuement de la scène que la Suisse d’origine cubaine Yilian Canizares a partagé avec Paul Beaubrun d’Haïti. Un moment d’enchantement avec Erzulie, un album qui a mêlé les racines de l’Afrique à celle de l’Europe.

Et cette chanteuse de jazz américaine des États-Unis d’Amérique? C’est madame Dee Dee Bridgewater. Le crâne rasé, elle a chanté les plus beaux standards du jazz. Un moment de volupté.

On a envie de citer toutes les étoiles qui ont marqué la 14e édition du Papjazz : Pat Appleton & Matti Klein Soul Trio (Allemagne), Mario Canonge, Annick Tangorra, Ralph Thamar, Michel Alibo et Arnaud Dolmen de la Martinique; Haïti Gospel Jazz et son duo de voix de chœur; Jazz and Family d’Haïti; Réginald Policard et le pianiste cubain, Alejandro Falcòn, Jacques Schwarz-Bart, Sarah Elizabeth Charles (Guadeloupe/USA), Mike del Ferro & Mushy Widmaier (Pays-Bas/Haïti). Du Kreyol jazz à couper le souffle.

Le temps des festivités carnavalesques

La crise politique et sociale demeure un caillou dans la chaussure du pays et l’empêche de marcher. Mais la culture donne à Haïti quelques bouffées d’oxygène.

Au mois de février, la crise persiste de plus belle. Mais on danse dans les rues. Les disc-jockeys drainent du monde tous les dimanches précarnavalesques sur le béton. De Lalue au Champ de Mars, la jeunesse festive se laisse aller au plaisir. Le carnaval national mobilise Port-au-Prince, la capitale, comme épicentre de la grande folie du mardi gras dans le pays.  On tire un trait sur les troubles sociopolitiques qui avaient annulé les grandes festivités en 2019 pour aller vers l’avant. 

Le ministre de la Culture et de la Communication d’alors, Jean-Michel Lapin, annoncera avec assurance la tenue du carnaval national à Port-au-Prince : les festivités devaient se dérouler les 23, 24 et 25 février 2020 autour du thème « Ann pote kole pou Ayiti dekole ». Mais en une journée, la manifestation des policiers syndiqués met fin à tout espoir des carnavaliers. Tous les stands érigés au Champ de Mars sont partis en flammes, le lundi 17 février.

Les festivités carnavalesques auront lieu tout de même à Jacmel. Dans la métropole du Sud-Est, les grandes réjouissances ont eu lieu à deux reprises (dimanche 16 et dimanche 23 février). Cap-Haïtien, la fière cité christophienne, de son côté, annonçait la couleur. Le carnaval tombait à pic. En 2020, les Capois fêtent les 350 ans de la fondation de leur ville et les 200 ans de la commémoration de la mort du roi Henri Christophe. Une raison de plus pour afficher leur slogan : «Okap fyète m, fyète w, fyète tout Ayisyen» (Cap-Haïtien est ma fierté, votre fierté, la fierté de tous les Haïtiens.) 

Ce fut un carnaval sous haute tension, un carnaval traversé par des rafales d’armes automatiques. Mais le char de Sweet Micky a tenu bon : « Yo pa ka bare n » devenait le refrain lancinant de la bande à Martelly. 

En mars, l’épidémie de coronavirus fait l’actualité. La Chine, c’est assez loin. La Covid-19 touche la France, l’Italie, l’Espagne, les États-Unis, Porto Rico, la République dominicaine.  Haïti retient son souffle. Le 19 mars, le ministère de la Santé publique et de la population (MSPP) déclare officiellement les deux premiers cas confirmés de patients atteints du coronavirus.

La cellule scientifique du gouvernement fait monter la pression. Les esprits s’échauffent. Nos experts craignent plus de 20 000 morts. Devant un tel pronostic, le monde culturel s’efface sur la scène. Tout le calendrier culturel tombe. C’est la mort. Mais à la saison des festivités champêtres et rara, que peuvent les autorités, surtout à l’appel de nos saints et de nos lwa? 

Les lakou font leur cérémonie tous les ans. Un rituel incontournable. Crainte des autorités ou pas, la menace de l’épidémie ne fera pas reculer les mordus du rara. Des milliers de festivaliers ont célébré le rara à toute volée de vaksin, de siflet, d’hélicon et de fwèt kach. La ville de Léogâne tout le long du mois de mars a donné le ton.

Le monde culturel haïtien en mode virtuel

Rendons-nous sur la plateforme Youtube pour avoir une dimension de l’ambiance rara, surtout à Léogâne. Voyez par exemple les performances de Briyant Solèy kay Chen michan. L’animation de Chacha sans rancune kay Rosolie, celle de Sainte-Rose kay Rosolie.

Pour savourer le plaisir, les bandes de rara ont aussi donné des prestations live à l’instar de nos minijazz.

Les samedi 11 et dimanche 12 avril 2020, ce n’est pas seulement la cité d’Anacaona qui était en fête, les Gonaïves et Petite-Rivière de l’Artibonite créaient aussi de l’animation.

Mais beaucoup de pèlerins se sont fait du mauvais sang parce qu’ils n’ont pas pu se rendre à Bassin-Bleu, à Saint-Michel de Lattalaye, aux Côtes-de-Fer ou à Pestel pour implorer leur saint patron. À pareille époque, les Haïtiens de la diaspora viennent renouveler leur demande. Ainsi commence l’année pour celles et ceux qui sont accrochés à ces lieux de dévotion, ils ont l’assurance de se décharger véritablement de leur fardeau.

Le mois de mai, c’est le mois des fleurs. La nature s’embellit. Les idées aussi. Les artistes trouvent des idées géniales. Comme par enchantement, les promoteurs de la musique se mettent à investir le monde 2.0. On se cantonne dans son confinement et on se produit en live sur les réseaux sociaux. Ça bouge. Kreyòl La, Klass, Harmonik font parler d’eux.

Le concept des émissions en ligne captive. Les grosses pointures de la musique haïtienne ouvrent des parenthèses pour voyager dans des histoires à cristalliser dans notre mémoire. Rutshelle Guillaume, Daniel Darinus, dit Fantom, Émeline Michel, Tropicana, Septentrional produisent en live des spectacles virtuels. Ces plateformes de webdiffusion ont permis aux artistes d’être en contact avec leur public.

Installé devant nos écrans, que de spectacles nous avons suivis. On citera « Casino Royal », le samedi 9 mai de Djakout #1. Les fans qui ont suivi ce show ont pu aussi gagner des primes.

À Le Villate, dans les hauteurs de Pétion-Ville,  Darline Desca et un groupe solide de musiciens ont produit un live du tonnerre. Et son corps et sa voix ont investi la scène.

Le musicien qui a battu un grand record live est Fantom, papa RAP la. Il a pété le plafond à l’heure du show. Au compteur : plus de 50 000 vues. Avec cet artiste de haut calibre, le rap kreyòl devance toutes les tendances et met le turbo sur la route.

Tamara Suffren et Jean-Jean Roosevelt, le dimanche 17 mai,  ont donné le meilleur d’eux-mêmes dans le monde digital sur la scène d’Iguana Café à Juvénat.

Le samedi 23 mai durant toute la journée une nouvelle circulait. T-Vice sera en live. On ne rate pas T-Vice pour un moment de thérapie en ces temps troublants. Ça aide, ça soigne, ça soulage. Et surtout l’idée derrière cette prestation est noble : récolter des fonds pour l’hôpital de Fermathe. Une formule que Rockfam reprendra en juin pour son spectacle en ligne consacré à la récolte des fonds pour l’hôpital Immaculée Conception de Port-de-Paix et l’Hôpital universitaire La Paix de Delmas 33.

Le spectacle bien huilé par Chokarella, Dream Promo et Lux Media a donné du feeling aux internautes. Longtemps après, on parlera encore de la prestation de l’ensemble des frères Martino.

Notre diva nationale, Émmeline Michel, le samedi 8 août, a offert un spectacle virtuel qui a répondu aux attentes des internautes. Elle a livré ses succès avec âme : «Ayiti» ou « Tout moun fèt nan yon peyi », une chanson signée Ralph Boncy, « Haïti peyi solèy » du guitariste et chansonnier Loulou Dadaille; « Fò m ale », un morceau au goût de calypso qui souligne l’amour charnel de cette reine du coeur pour son pays. Elle chante avec âme : « Bèlmè pa manman m, fò m al nan peyan m».

Le lundi 25 mai, le directeur de Le Nouvelliste, Max Chauvet, annonce : « Livres en folie se tiendra cette année autour de l’écrivaine Évelyne Trouillot, unique invitée d’honneur ». Le monde littéraire respire. On attendait un co-invité à cette grand-messe, Louis-Philippe Dalembert. La pandémie a retenu l’auteur de «Les dieux voyagent la nuit» en Europe. Aussi du 8 au 14 juin toutes les opérations se feront en ligne. 942 titres sont en stock. Le site de la foire : www.livresenfolie.comfonctionnera à plein régime. La Unibank fait route avec Le Nouvelliste et le tandem réussit.

C’est la première fois que cette foire, qui est un lieu de rencontre du public avec les auteurs, ne donnera pas l’occasion à ces derniers de signer des livres. Depuis 1995 on connait le rituel. On se presse devant les stands des auteurs en signature. On fait des photos souvenirs. Au temps du coronavirus tout a eu lieu dans l’espace virtuel. Contre toute attente, cette édition a été une réussite. Désormais le virtuel et le présentiel feront un avec cet événement, la plus grande vitrine annuelle du livre.

Durant cette période, Le Nouvelliste a ouvert ses colonnes aux enfants. Une rubrique est née : « Confinement, et si les enfants en parlaient ? » Marie Thalia Payen, 14 ans, une confinée, livre ses secrètes pensées. Ces enfants sont membres du petit club de lecture qui avaient pris part, l’année précédente, à Livres en folie avec un recueil de textes, « Petits doigts parlent de droit ». Plusieurs enfants, tel Mitelson Maccéan, parleront de leur nouveau rapport au monde au temps du coronavirus.

Au mois de juillet, les festivaliers retiennent encore leur souffle. Le festival sumfest, grand rendez-vous annuel prévu le 26 juillet, est annulé. Wahoo Bay sur la Côte-des-Arcadins se met au pas de la Covid-19.

Juillet s’éternise. Le spectre de l’épidémie hante les lieux. La chose humaine n’a jamais été aussi fragile. Quelqu’un tousse, on décèle dans cette bruyante expression une menace. Pour évacuer le stress, on s’installe devant son écran. On découvre Zafèm, le vendredi 3 juillet. Et le dimanche 5 juillet Roody RoodBoy fait un grand feu d’artifice. Il draine sur le web 51 000 internautes sur Facebook, environ 15 000 sur YouTube et  8 000 sur Instagram. Du solide.

Pour mettre un peu de couleurs à la grisaille, le ministère de la Culture, le 31 juillet, organise une soirée pour rendre hommage aux étoiles du compas. En cinq catégories, le ministère répartit onze personnalités pour les récompenser. Voici les catégories : « Les classiques du compas », « Les femmes du compas », « Les animateurs du compas », « Les artistes contemporains » et « Les promoteurs du compas ».

Pour illustrer : Robert Martino de Les Difficiles de Pétion-Ville, Michel Joseph Martelly du groupe Sweet Micky, Dadou Pasquet de Magnum Band et Serge Rosenthal des Shleu Shleu sont classés dans la catégorie « Les classiques du compas ».

Du 13 au 16 août, le Cap-Haïtien a fêté  ses 350 ans. Au menu : théâtre de rue, animation de dj, foire gastronomique, maswife, causerie sur la potentialité de la destination Nord, foire commerciale et industrielle au boulevard et à la place d’armes du Cap-Haïtien.

Le mercredi 8 septembre, Jean-Bélony Murat, dit BélO, apporte de la bonne nouvelle en Haïti. En cette période troublante, il rend les Haïtiens fiers en remportant haut la main, dans la catégorie World music, le Fandemonium et le Grand prix de la compétition internationale de musique. Sa chanson « Eda », un morceau inscrit sur son album Motivation, s’inscrira dans une légende ; elle a été léguée par son feu père.

La culture en mode virtuel et présentiel

Du 6 au 11 octobre, l’association « Maison verte d’Haïti » a organisé la 5e édition du festival CINECOLO-HAITI. Thème du festival : « Et si l’on s’occupait de la mer ». Cette édition a posé ses valises dans plusieurs villes du pays ( Port-au-Prince, St-Marc, Jacmel, Jérémie, les Cayes, Gonaïves, Port-de-Paix et Cap-Haïtien). L’accent a été mis sur les villes côtières en butte à des problèmes majeurs liés à l’effondrement de la biodiversité marine et la dégradation du littoral. Le film phare de cette édition : le dernier documentaire du réalisateur haïtien Arnold Antonin  « Men sa lanmè di » (Ainsi parla la mer).

La 11e édition du festival interculturel « Kont anba tonèl » de Foudizè théâtre a mis à l’honneur Evelyne Trouillot. Du 20 au 25 octobre, elle s’est déroulée autour du thème « En Faim de conte » sur plusieurs sites. Institut français en Haïti, Fokal, Centre d’art, Direction nationale du livre et  l’école Petits Soleils ont accueilli une palette d’activités : spectacles de conte, conférences, ateliers et performances de rue.  

Du 23 novembre au 5 décembre, la 17e édition du Festival Quatre chemins s’est déroulée sur plusieurs sites : DNL, Gingerbread Restaurant, Espace 4 (en face de Centre d’Art).

Projections, conférences, exposition, lectures composaient le menu d’activités en mode présentiel de ce festival autour du chiffre 12. En amont, le festival a débuté avec des spectacles en ligne.

Du 2 au 6 décembre, la deuxième édition du Festival Entènasyonal Literati Kreyòl, qui a retenu pour thème : «  Pouki n ap fè literati ? », a eu lieu sur fond de coronavirus.  L’écrivain martiniquais  Raphaël Confiant n’est pas rentré en Haïti mais son compatriote, l’écrivain Yves-Marie Séraline, a payé de sa présence. À cet événement, l’académicien Pierre-Michel Chéry était à l’honneur.

L’art et la créativité se sont conjugués au grand rendez-vous annuel de nos artisans à la 14e édition d’Artisanat en fête. Du 5 au 6 décembre, à Tara’s, dans les fraîcheurs de Laboule, le public s’est rincé les yeux sur des pièces travaillées avec un trésor de patience par ces mains qui dédient toute leur vie à l’artisanat. On a rencontré des artisans oeuvrant en solo et des familles qui perpétuent la tradition. Un Ronald Laratte, classé parmi les vingt artisans de l’année, s’inscrit, de père en fils, dans la lignée de professionnels qui ont bâti leur réputation dans cette filière de ce savoir-faire particulier en Haïti. L’offre et la demande se sont croisées dans un espace sécuritaire le temps d’un week-end qui appelle à goûter ce plaisir de vivre en Haïti.

La 60e édition de Livres en liberté, qui a mis à l’honneur, le samedi 19 décembre, le ministre de l’Éducation nationale, Pierre Josué Agénor Cadet, est entrée en fanfare à Port-de-Paix. Un corps de musiciens (saxophonistes, trompettistes, percussionnistes) a défilé dans les rues de la métropole du Nord-Ouest. Cette foire itinérante du livre est un modèle de longévité en Haïti dans la promotion du livre.

Après des mois et des mois de péripétie, peyi lòk en 2019 et Covid-19 en 2020, le premier concours national de danse konpa en Haïti, initié par Ayitidans, une association culturelle reconnue pour son travail de valorisation et de promotion des danses sociales, a enfin couronné, le mardi 29 décembre, le duo KDC 77 : Aglaë et Gaël Pressoir, notre premier couple de danseurs konpa national. Aglaë et Gaël Pressoir sont gravés dans l’éternité de l’histoire de notre danse. Ce duo est suivi par Kinoche Alexis et Grégory Adam Sereme (KDC 19). Le lancement de ce concours participe de l’idée de promouvoir la danse konpa au niveau national et international.

Quelle année 2020 ! Quand on jette un regard de voyageur pressé sur Haïti, on aurait pu dire que tout s’est affaissé, tout est tombé à plat. Mais à une certaine hauteur, lorsqu’on embrasse le paysage, on se dit : des événements ont eu lieu et ont marqué Port-au-Prince, la capitale, et nos villes de province. Malgré la covid-19, l’insécurité grandissante et les secousses sociopolitiques enregistrées à l’échelle nationale, tout de même, la culture est restée debout.

Claude Bernard Serant

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